Vocabulaire de.叫
Collection dirigée par Jean♂ierre Zarader
Professeur à l'univer討té de Paris 1
(Panthéon-Sorbonne)
347532
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Mαine de Biran , par P. 孔1ontebello
ISBN 乞7298-1087-。
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intellectuelle
<< Se rapporter aux concepts.
Platon enseigne que seules les idées ont l'être vrai.
Air悶, on peut aussi dire , et avec plus de vérité encore, que seul l'exister
humain qui se rapporte aux concepts , en les prenant 誼 son compte primitiveme訓,
en les révisa則, en les modifia肘, en produisant de nouveaux concepts , seul cet
exister intéresse l'être-là. Tout autre exister humain est seulement une existence間
échantillon, un vacarme dans le monde de la finitude , qui s'efface sans laisser de
trace et qui n'a jamais intéressé l'être-là. Et cela vaut tout autant pour un exister de
petit-bourgeois que, par exemple, pour un conflit europ臼n,的1 n'est pas mis en
rapport avec des concepts auquel cas alors seulement l'exister effectif relève de
l'individu“ singulier, par qui cela advient. >>
Sφren KIERKEGAARD, Papier XI 2 A 63 <1854> (traduction H. Politis)
Le langage de Kierkegaard apparaît fréquemment , en traduction
française , verbeux , obscur ou inutilement précieux 1. Mais cela tient
souvent au fait que, dans les traductions françaises disponibles, le terme
renvoyant à une notion se trouve 乳rbitrairement tra往uit de plusieurs
façons dans le même texte et parfois dans la même page. Il devient alors
difficile de percevoir la cohérence, pourtant incontestable, du propos
kierkegaardien.
Il y a une deuxième difficulté : ni au Danemark ni en France - pour
ne pas évoquer ici d'autres pays OÙ la difficulté est également
présente 一 Kierkegaard (1 813-1855) n'est tenu pour un philosophe.
Trop pesant reste en effet le cliché selon lequel Kierkegaard, par une
prétendue haine du Système hégélien (en particulier) et de la spéculation
(en gén白叫), aurait rejeté en bloc la philosophie. On a de Kierkegaard
une image fantasmatique commode : fils d'un père mélancoliq帥, fian悅
色 une jeune fille qu'il aurait aimée sans parvenir à prendre la décision de
l'épouser, incapable de mener avec une femme une vie bourgeoise
normale , écrivain solitaire , sorte de dandy dans sa jeunesse, penseur
excentrique ridiculisé par le journal satirique Le corsaire , il aurait fini sa
trajectoire par un passage à l'acte qui l'aurait fait se jeter quasiment tout
seul contre l'Eglise établie de son pays et de son temps , tel David
1. Voir Hélène Polit泊, <
>, Traduire les philosoph白, sous la direction de Jacques Moutaux et Olivier
Bioch, Paris, Publications de la Sorbonne, 2000, p. 233-246.
3
affrontant Goliath (mais avec beaucoup moins de succès). Ces clichés
ont la vie dure. Pourtant Kierkegaard, lecteur assidu et compétent des
grands philosophes (de Platon à Hegel compris) , est lui-même un
philosophe qui développe sa pensée en s'appuyant sur une conceptualité
remarquablement ferme. Pour constater que Kierkegaard s'intéresse à la
philosophie, il suffit d'ailleurs de consulter la liste des ouvrages présents
dans sa bibliothèque ou encore de feuilleter un peu longuement les notes
de travail contenues dans les Papiers danois , mais ceux-ci sont très
incomplètement traduits en français. Ces Papiers de Kierkegaard, on les
présente volontiers, en France, cömme un journal intime - ce qui est
fort loin, en vérit丘, d'être le cas.
Le Vocabulaire philosophique de Kierkegaard que voici a été
constitué directement à partir du texte danois des Værker et des Papirer.
J'ai simplifié autant que possible la présentation de la pens臼
kierkegaardienne, qui est une pensée très belle et complexe Uamais
confuse ni obscure), une pensée d'une extrême technicité philosophique,
toujours solidement ancr臼 simultanément dans la culture de son temps
et dans l'histoire de la philosophie tout entière. J'ai parié pour l'option
pédagogique suivante: m'adresser à des lecteurs animés de bonne
volonté et d'intelligence philosophiques qui seront capables de se
reporter, aidés du bagage fourni par ce Vocabulai悶, aux textes mêmes
de Kierkegaard. J'ai proposé le minimum de ré起rences pour chaque
notion, en les choisissant chaque fois suffisamment importantes et
explicites. J'ai aussi privilégié des entrées auxquelles le lecteur ne
s'attend pas et gardé pour un Vocabulaire plus longuement détaill丘, dont
j'espère achever bientôt 1活laboration, certaines entrées considérées
comme plus habituelles (mais les concepts que visent ces autres entrées
ne sont pas, quant à eux, négligés ici) 1.
Deux remarques pour parfaire ce qui précède. Premi古re remαrque:
Si Kierkegaard n'est pas un auteur facile , c'est qu'il l'a voulu. Il a
prat祠的l'art de la communication indirecte, l'iron妞, l'humour, la
pseudonymie, l' :illusion , la litote, et cela d'abord dans l'intention de
dérouter provisoirement ou de rebuter définitivement les lecteurs
1. Voir aussi Hélène Politis, Kierkegaard, Paris, Ellipses, coll. 申 Philo勵philosophes >>, 2002.
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inattentifs qui se contentent des apparences. Toutefois, lorsqu'on suit
avec assez de courage intellectuel les méandres kierkegaardiens , on
s'aperçoit que Kierkegaard est le premier à apporter des solutions claires
aux questions qu'il a posées et à tendre une main secourable à son
lecteur opiniâtre. Ennemi des maîtres aux allures professorales et au
discours dogmatique, il est et demeure un moniteur socratique toujours
amical, heureux de s'effacer devant la v合ité à laquelle il aide à accéder.
Seconde remarque: Kierkegaard a écrit son 臼uvre dans sa langue
maternelle, sachant pertinemment que le Danemark (pour illustre qu'il
soit au plan de l'histoire et de la culture, sans oublier ses combats
pionniers en faveur des d釘ro叫it帖s d白e 1
langue, son territoire, sa démographie 一… et que son æuvre serait, de ce
fait , moins accessible à un public large. Il aurait très bien pu choisir
d'exprimer sa pensée par la médiation d'une langue pour lui étrangère, la
langue allemande du XIxe siècle, par exemple 1• Or, non seulement il a
écarté une pareille hypothè峙, mais encore il a fait délibérément cet
audacieux pari: inventer, forger , faire vivre une langue danoise
philosophique. Puisse le présent livre contribuer à rendre plus familière
cette langue philosophique kierkegaardienne car celle心i en vaut la
peine. Loin de plonger ses lecteurs dans une <> et un
<< désespoir >> auxquels la bonne conscience bé泛te des clichés assure une
complaisante survie (qui n'a rien d'exist的1tiel au sens kierkegaardien du
terme) , l'臼uvre philosophique de Kierkegaard leur réserve quelques
émerveillements conceptuels et quelques vrais bonheurs de pensée.
1. Ne pas oublier ce que HegeI dit de la langue allemande comme langue accueiIlante à la
pensée philosophique. Voir Bernard Bourgeois, Hegel, Paris, Ellipses, colI. <>, 1998, ainsi que Bernard Bourgeois, Le vocabulaire de Hegel , Paris,
EIlipses, coll. << Vocabulaire de >>, 2000.
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Alternative/O間 bie間圓。臼 bie時任何如時間fller]
* Dès son titre, L'alternative énonce un enjeu philosophique qu'on
résumera par cette formule redoublée : ou bien <> - ou bien la spéculation. Que l'éthicien (qui par1e dans la 2e
partie de l'ouvrage) s'adresse à l'esthéticien (dont les propos occupent
la 1 re partie) pour le lui faire comprendre, permet d'apercevoir
quelles analogies la spéculation entretient avec l'esthétique. Car c'est
du côté de l'esthétique qu'apparaît d'abord le ou bien - ou bien, le aut“
aut, non comme exigence éthique ma泊, tout à l'inverse, comme
indifférenciation, comme invitation 益l'indifférence : l'esthéticien met
la disjonction de l'être-là entre parenthèses, il suspend cette
disjonction au profit d'un art du non-engagement qui se prétend
aeterno modo. Il y 札記lon 1活thicien , une proximit已 ambigu已 entre
stade esth白ique et spéculation : une absence analogue d'engagement,
une non-inscription comparable dans l'effectivité peuvent leur être
reprochées (cf. Alt1, SV3 II, p. 40-4110C 1丘, p. 39-41). Au faux
dilemme esthétique, au captieux développement dialectique
spéculatif, au choix biaisé et en trompe-l'æil entre de purs possibles
(au plan de l'esthétique) ou entre des contradictoires abstraits qui ne
sont pas des contraires réels (au plan du Système) , l'éthicien
kierkegaardien répond par une compréhension différente du aut-aut
q山, cette fois , pose bien l'alternative, au sens strict (cf. Alt, SV3 III,
p. 149/0C IV, p. 143).
* * Dans ce contexte intervient une dénonciation de la médiation
formulée par le juge Wilhelm qui n'accepte pas d'endosser le titre de
philosophe, d'une part, dit-il , pour taquiner son ami esthéticien,
d'autre part, plus s己rieusement, parce qu'il veut maintenir fermement
l'opposition entre éthique et spéculation (cf. Alt, SV3 III, p. 160/0C
IV, p. 154). Wilhelm dénonce une semblable faute commise par
l'esthéticien au plan de l'action et par le penseur systématique au plan
de la pensée : tous deux abolissent le principe de contradiction. A
1. On trouvera une liste des abréviations p. 61.
7
supposer même que les philosophes aient raison de lever-supprimer
ce principe de contradiction et de faire se dépasser et se conjoindre
les contraires dans une unité supérieure, il n'en resterait pas moins,
dit Wilhelm, que cette opération ne peut concerner l'avenir comme
possibilité d'advenir mais seulement l'advenu: «les contraires
doivent bien pourtant d'abord avoir été là, avant que je puisse les
médiatiser. Mais si le contraire est présent, alors il y a un ou bien - ou
bien» (Alt, SV3 III, p. 16110C IV, p. 155).
*** L'alternative entre la totalisation spéculative et le choix éthique
est clairement indiquée par Wilhelm: ou bien s'inscrire dans la
dimension du passé en médiatisant des contraires révolus ; ou bien
poser ces contraires sur le mode du Enten-Eller dans la dimension de
l'ouverture temporelle de l'être-là, en pariant pour la liberté et
l'avenir, ce qui suppose de quitter la spéculation. On abandonne alors
la raison spéculative au profit d'une dialectique de l'entendement qui,
loin d'éluder la contradiction entre les opposés, s'engage résolument
dans ce qui, en langage hégélien, s'appelle « le travail du négatif »,
en acceptant non pas seulement d'y séjourner provisoirement (le
temps qu'intervienne la fameuse relève spéculative), mais encore de
l'affronter courageusement tous les jours et d'y vivre.
Apôtre [Aposte/]
8
* On montre bien la spécificité de l'apôtre en le comparant au génie
[Voir aussi infra: Génie]. L'un et l'autre sont qualitativement
distincts. À chacun son ordre, son registre: celui du génie est
l'esthétiqUè, celui de l'apôtre est le religieux chrétien paradoxal. Cette
distinction est déjà inscrite dans l'étymologIe: tandis que le génie
résulte d'un talent inné (le génie étant lié à une disposition naturelle
immanente qu'il s'agit de cultiver), l'apôtre, quant à lui, est appelé de
l'extérieur à devenir ce qu'il est. Une invitation, ou une convocation,
lui est adressée par un Autre (cet appel est littéralement une
vocation). Une pareille invitation ne renvoie aucunement chez
l'apôtre à une originalité initiale, à des capacités personnelles; on ne
naît pas apôtre, on le devient parce qu'on se trouve investi d'une
charge et d'une responsabilité reçues de Dieu (cf. DCA, SV3 XV,
p. 53/0C XVI, p. 150). La nouveauté apportée aux hommes par
l'apôtre vient comme une grâce transcendante, et cette nouveauté
(contrairement à l'inédit qu'offre aux hommes le génie) est inouïe.
C'est qu'il y a don (génialité) et don (grâce divine) : il ne faut pas
brouiller les concepts en identifiant à tort invention humaine
novatrice et révélation paradoxale.
** Entre l'esthétique et le religieux on note un chiasme irréductible.
Dans le champ de l'esthétique le génie ne s'individualise
qu'occasionnellement (il exprime une virtualité en puissance au sein
de l'identité); toutefois, en tant que génie, cet individu
exceptionnellement doué est humainement irremplaçable et
originalement spécifié. Au contraire, l'apôtre n'offre aucune
détermination relevant du talent personnel et tout homme est ainsi
également fondé à devenir apôtre; mais simultanément l'apôtre,
comme apôtre, est différent des autres hommes. Avec l'apôtre, on ne
se trouve pas devant un fait esthétique mais devant un fait paradoxal
(cf. LA, Pap. VII 2 B 235, p. 75/0C XII, p. 75). Aucune sorte
d'immanence ne peut assimiler le fait paradoxal qui échappe à la pure
dimension du temps, puisqu'il témoigne de la présence de l'éternel au
cœur même de la temporalité.
*** L'opposition de la pensée et de la foi apparaît ici en toute
rigueur: la pensée relève de l'immanence (à laquelle appartient aussi
le génie), tandis que le paradoxe ne se laisse pas penser mais
surpasse la pensée (cf. par exemple DCA, SV3 XV, p. 63/0C XVI,
p. 160 [et LA, Pap. VII 2 B 235, p. 151/0C XII, p. 148] ; cf. aussi
P-S, SV3 X, p. 233/0C XI, p. 247). Que la pensée s'inscrive dans
l'immanence ne signifie d'ailleurs pas qu'elle doive être condamnée,
du moment qu'elle ne sort pas de son champ d'exercice: toute pensée
se déploie dans l'immanence et dans le milieu de l'identité, en cette
égalité essentielle qui est celle de l'intemporalité - intemporalité à
ne pas confondre avec l'éternité [Voir infra: Penseur abstrait]. Tout à
fait différemment, l'autorité de l'apôtre relève d'un ailleurs absolu et
la mission de l'apôtre a une qualité spécifique paradoxale. Seule la
9
foi (non la certitude sensible, pas davantage la pensée pure) donne
accès au fait paradoxal, à la doctrine de l'Homme-Dieu: on ne pense
pas l'altérité absolue, on se rapporte à elle et l'on y croit.
Chrétienté/ChrÎstianité/Christianisme [Christendom
(christianisme), Christenhed (chrétienté), det Christelige
(la christianité, le spécifiquement chrétien)]
10
* Le christianisme (Christendom) renvoie chez Kierkegaard à deux
domaines qui ne se situent pas sur le même plan de réalité. La
chrétienté (Christenhed) désigne l'église officielle, fonctionnant
institutionnellement dans un temps et un lieu selon des codes établis:
par exemple - et tout spécialement l'église comme système
religieux de référence au Danemark durant la première moitié du
XIxe siècle. Ce christianisme-là, Kierkegaard l'appelle aussi
chrétienté géographique en tant qu'il résulte d'abord des
particularités de la naissance et de l'appartenance socioculturelle à un
pays: «Il vit des millions de chrétiens - on peut compter là-
dessus ! oui, on peut autant y compter que si les mêmes êtres
humains, étant nés [en telTe islamique], étaient musulmans» (Pap.
Xl 1 A 512 <1854». Or, ce qui permet à Kierkegaard d'être si
férocement critique envers le christianisme comme chrétienté
géographique, c'est la conception qu'il a du christianisme entendu
cette fois comme le spécifiquement chrétien ou la christianité (det
Christelige) : « Dans "la chrétienté" tous sont chrétiens; lorsque tous
sont chrétiens, le christianisme du Nouveau Testament eo ipso n'est
pas là, oui il est impossible» (Instant, SV3 XIX, p. 163/0C XIX,
p. 166). L'œuvre de Kierkegaard vise simultanément à dénoncer la
chrétienté comme non chrétienne (parce que rapportant le
christianisme à des catégories de pensée humaines sociologiquement
déterminées) et à rendre attentif à la christianité comme expression-
action du paradoxe du Dieu fait homme une fois pour toutes et pour
toujours. Ce fait paradoxal [Voir aussi supra: Apôtre] introduit
effectivement l'éternité dans le temps, modifiant de façon décisive le
rapport des hommes à l'absolu vivant.
** Ce qui est grave, ce n'est pas simplement que le christianisme de
la chrétienté ne soit pas authentiquement chrétien; c'est, plus encore,
qu'il prétende frauduleusement s'identifier avec le christianisme
comme christianité. Kierkegaard ne cesse de dénoncer la perversion
qui pousse les chrétiens géographiquement baptisés à aller en masse
célébrer le culte du dimanche matin avec cette même bonne
conscience et ce même conformisme qui les mènent ensuite, tout
aussi directement, à la pâtisserie la plus proche pour y acheter les
gâteaux qu'ils mangeront en famille lors du déjeuner dominical avant
de faire, l'après-midi, leur promenade hygiénique et récréative. Un tel
christianisme géographique, scandant des rythmes répétitifs figés, ne
sert qu'à séparer le dimanche de la semaine, le repos du travail. Mais
il perpétue l'illusion pseudo-chrétienne d'un accès facilement obtenu
à une vie éternelle par-delà le temps, comme si la vie éternelle
résultait en dernière analyse d'un petit commerce entretenu
ponctuelleme?t avec Dieu par l'intermédiaire de ces représentants
patentés de l'Eternel sur telTe que seraient les pasteurs. Kierkegaard
tient ceux-ci pour des sophistes: à l'aide de leurs discours pieux, ils
enseignent en effet, moyennant profit (argent, reconnaissance
publique, promotion sociale), comment devenir chrétien, tandis
qu'eux-mêmes se font passer à bon compte pour des témoins de la
vérité. (Voir par exemple ce que Kierkegaard écrit à propos de
l'évêque J. P. Mynster [1775-1854], présenté à sa mort par son
successeur, le professeur et théologien H. L. Martensen [1808-1884],
comme un témoin de la vérité, alors qu'il avait eu une calTière
pastorale honorablement et paisiblement mondaine.) Il ne faut pas
confondre la catégorie des pasteurs, et encor